Tuesday 10 November 2015

Baudelaire : Les déformations du temps



I) L'AGONIE

Souvent des êtres, surpris par un accident subit, suffoqués brusquement par l’eau, et en danger de mort, ont vu s’allumer dans leur cerveau tout le théâtre de leur vie passée. Le temps a été annihilé, et quelques secondes ont suffi à contenir une quantité de sentiments et d’images équivalente à des années. Et ce qu’il y a de plus singulier dans cette expérience, que le hasard a amenée plus d’une fois, ce n’est pas la simultanéité de tant d’éléments qui furent successifs, c’est la réapparition de tout ce que l’être lui-même ne connaissait plus, mais qu’il est cependant forcé de reconnaître comme lui étant propre. L’oubli n’est donc que momentané ; et dans telles circonstances solennelles, dans la mort peut-être, et généralement dans les excitations intenses créées par l’opium, tout l’immense et compliqué palimpseste de la mémoire se déroule d’un seul coup, avec toutes ses couches superposées de sentiments défunts, mystérieusement embaumés dans ce que nous appelons l’oubli.

Baudelaire, Visions d’Oxford, Les paradis artificiels.

II) L'ANGOISSE
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! - Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Baudelaire, L’Horloge. Les fleurs du Mal.

Saturday 7 November 2015

Descartes : "Changer mes désirs plutôt que l'ordre du monde"

Descartes expose dans le "discours de la méthode une morale provisoire ou "par provision". La première maxime est d'obéir aux coutumes et aux coutumes du pays où l'on vit, en choisissant les plus modérées. La deuxième est d'être résolu dans ses actions et la troisième , d'origine stoïcienne, concerne les désirs.




"Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune (1), et à changer mes désirs que l'ordre du monde et généralement, de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content(2). Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer (= la volonté désire) que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains, étant malades, ou d'être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses..."

Descartes, Discours de la méthode, troisième partie

(1) Les hasards de la vie
(2) Heureux


Descartes, Discours de la méthode, 1637


Question 1 : Précisez la règle morale.

Question 2 : Descartes nous dit-il de ne pas satisfaire nos désirs ? Que propose-t-il exactement ? Quelle distinction entre les désirs reprend-il ?

Je joins également à ce texte les excellentes remarques de J. Llapasset concernant le vocabulaire de Descartes :

Pour faciliter votre lecture, voici le sens de quelques expressions:
tâcher: à l'origine, s'acquitter d'une taxe, s'attacher à réaliser comme si c'était une dette, un devoir ("toujours").
fortune: le hasard heureux ou malheureux, ce qui ne dépend pas de moi.
que: plutôt que.
m'accoutumer: prendre l'habitude de.
notre mieux: tout ce qu'il nous était possible de faire: dans ce texte, il ne s'agit pas de se résigner, ce n'est pas dans le tempérament de Descartes. Il s'agit de ne pas essayer d'agir sur ce qui ne dépend pas de nos pensées parce que l'effort est inutile puisque c'est hors de notre pouvoir. (absolument = totalement) Pas question de se battre contre des moulins à vent.
 je n'acquisse: C'est la conséquence: il est évident que si je ne veux que ce qui est accessible (ce que je peux acquérir), j'aurai tout ce que je voudrai.
content: il s'agit bien d'une maxime provisoire pour vivre heureux.
naturellement: comprendre que la volonté a pour nature d'être éclairée par l'entendement: elle ne veut donc, si elle est éclairée par l'entendement, que des choses accessibles. Cela vous permet également de comprendre "pas plus".
Bien distinguer:
L'entendement, comme ce qui aperçoit en comprenant, ce qui est pure intellection ou conception. C'est une façon de penser. L'entendement est fini, il a des limites et sortir de ces limites c'est se condamner à l'impuissance: tout pouvoir en effet exige un savoir et sans le savoir, le pouvoir disparaît.
La volonté (ou le désir chez Descartes): elle est illimitée. On peut vouloir/désirer tout ... Mais vouloir ce n'est pas avoir et pour avoir il faut pouvoir. Il faut donc s'interroger sur le désir et sur le pouvoir. La volonté/désir est désir de posséder, la sagesse sera de ne désirer que ce que nous pouvons posséder.

( http://www.philagora.net/philo-poche/desir-acces2.php)





Epictète : "Quant au désir, supprime-le complètement pour l'instant"


Épictète, en grec ancien Ἐπίκτητος / Epíktêtos, qui signifie « homme acheté, serviteur », (Hiérapolis, Phrygie, 50, Nicopolis, Épire 125 ou 130) était un philosophe de l’école stoïcienne.
Épictète est probablement né à Hiérapolis (sud-ouest de la Phrygie). Emmené à Rome, il passe son enfance comme esclave au service de Épaphrodite (un affranchi de l’empereur Néron) dont la tradition fait un maître cruel (il lui aurait cassé la jambe, d'où le surnom donné d'Épictète le boiteux). Il aurait prévenu son maître en disant « la jambe va casser » sans plus de plainte, et une fois le malheur arrivé, aurait conclu par un « je t'avais prévenu »



Bibliographie :
Épictète n'a rien publié mais un de ses élèves, Arrien (Nicomédie vers 85-146).
- Entretiens d'Épictète, organisé à l'origine en huit ou douze livre dont il nous en reste quatre, il s'agit de la transcription de cours.
- Manuel d'Épictète, abrégé pratique des Entretiens.
En ligne :
- Manuel et Entretiens (divers éditions)


Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l'opinion, la tendance, le désir, l'aversion, en un mot toutes nos œuvres propres, ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considérations, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres.  Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave, celles qui ne dépendent pas de nous sont fragiles, serves(1), facilement empêchées, propres à autrui.  Rappelle-toi donc ceci : si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l'entrave, l'affliction, le trouble, tu accuseras les dieux et les hommes, mais si tu prends pour tien seulement ce qui est tien, pour propre à autrui ce qui est, de fait, propre à autrui, personne ne te contraindra jamais ni ne t'empêchera, tu n'adresseras à personne accusation ni reproche, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira, tu n'auras pas d'ennemi, car tu ne souffriras aucun dommage.
(...)
Rappelle-toi que le propos avoué du désir est d'obtenir l'objet désiré, que le propos avoué de l'aversion est de ne pas tomber sur l'objet d'aversion, celui qui, éprouvant une aversion, tombe sur son objet est malheureux. Si donc tu réserves ton aversion aux choses contraires à la nature parmi celles qui dépendent de toi, tu ne tomberas sur aucune de celles que tu as en aversion, mais si tu as en aversion la maladie, la mort ou la pauvreté, tu seras malheureux.  Enlève donc ton aversion de tout ce qui ne dépend pas de nous, et transporte-la sur sur les choses qui dépendent de nous. Quant au désir, supprime-le complètement pour l'instant, car si tu désires l'une des choses qui ne dépendent pas de nous, il est impossible que tu sois heureux, quant à celles qui dépendent de nous, et qu'il serait beau de désirer, aucune n'est encore à ta portée (2). Use seulement de la tendance(3) et de son contraire, et que ce soit légèrement, avec des réserves, en souplesse.


Epictète, Manuel, II s ap JC, in Les Stoiciens Pleiade

(1) esclaves
(2) Epictète s'adresse à un élève débutant
(3) ce qui nous pousse à agir en fonction de notre nature humaine

Question 1: distinguez le désir de la tendance

Question 2 : Epictète conseille à l'apprenti philosophe de supprimer de facon provisoire le désir. S'agit-il de s'arrêter de vivre ? Pourquoi supprimer le désir, pas la "tendance" ?

Question 3 : Désirer ce qui dépend de nous, de nos idées, de nos représentations: donnez des exemples . Désirer ce qui ne dépend pas de nous :donner des exemples tirés du texte.
Faut-il désirer ce qui dépend de nous ou ce qui ne dépend pas de nous  pour être heureux selon Epictète ?