Sunday 26 April 2015

Sartre et l'élève

Le passage en question est simple ,il constitue une illustration de la théorie sartrienne de la liberté.

Situation du passage :

Dans les lignes qui précèdent, Sartre a évoqué l’angoisse. On a en effet reproché à l’existentialisme d’être un pessimisme. Et l’on peut comprendre ce reproche. En effet nous sommes dans l’après-guerre. La France a connu des années terribles.

Or que fait Sartre ? Il écrit en 1938 un roman qui s’intitule « La nausée ».

Et dans sa philosophie il parle d’un sentiment proche de la tristesse : l’angoisse.

Enfin le titre premier de la nausée était « Melancholia ».

Il y a là comme une dissonance : La France veut se divertir. Sartre lui propose apparemment un « pessimisme philosophique ».

Sartre va donc expliquer ce qu’est cette angoisse de la page 31 à 37.

L’angoisse n’est pas seulement un malaise ou une anxiété.
C’est un sentiment qui nait de la prise de conscience de la liberté.
En effet si Dieu existe, je n’ai qu’à me conformer à ses ordres.
Dieu ordonne j’obéis.
Pourtant même le croyant réalise qu’il doit choisir. C’est ce que Kierkegaard appelle l’angoisse d’Abraham.

(Søren Kierkegaard, 1813- 1855, est un philosophe danois qui a fortement influencé l’existentialisme et qui exprime son refus des grands systèmes philosophiques, notamment du système de Hegel.)
Dieu demande à Abraham de tuer son fils.
C’est un ordre. Toutefois Abraham doit choisir entre tuer et ne pas tuer.
Ce choix va produire en lui une angoisse.
Pourquoi ?

Parce que nous sommes responsables de tous nos actes.
Abraham sait bien que même si c’est un ordre de Dieu, il ne peut échapper à sa responsabilité.
C’est bien LUI qui aura tué son fils, qui portera le poids de ce geste.

Nous sommes tous dans la situation d’Abraham.
Nous sommes condamnés à choisir.
« Je suis condamne à être libre » dis Sartre dans l’Etre et le néant.
JE ne suis pas libre de cesser d’être libre.
Et cette responsabilité totale de mon existence et des autres (puisque j’engage aussi les autres) explique notre angoisse.

L’angoisse n’est donc pas l’anxiété des malades ou des mélancoliques.
L’angoisse est le sentiment qui accompagne toute liberté. Notre passage illustre justement cette nécessite du choix.


Idée générale : un élève va voir Sartre et se retrouve devant un dilemme CAD une alternative dont les solutions représentent des inconvénients. Problème : puis-je renoncer à ma liberté ?




Remarques concernant le texte :

Un élève de Sartre hésite entre deux choix possibles :
Venger son frère en s’engageant dans la résistance ou aider sa mère dans les tâches quotidiennes.
On s’aperçoit que cette action a la forme d’un dilemme : CAD une situation ou l’esprit hésite entre deux biens (l’amour du frère et de la patrie et l’amour de la mère) ou entre deux maux sans parvenir à choisir immédiatement.

Le théâtre de Corneille est connu pour exhiber ces conflits de moralité et nous proposer des situations aporétiques (des impasses morales qui provoquent la souffrance du héros). Mais le théâtre classique par le dilemme insiste sur la force morale du héros.
Le théâtre de Sartre montre que malgré ces « situations » nous demeurons libres.

Ici le dilemme est clair : Soit je m’engage dans la résistance au risque de provoquer la mort de ma mère. Soit j’aide ma mère mais en privant la résistance de la force et du courage d’un jeune homme de 17 ans.

Mais pour Sartre ces deux actions n’ont pas la même valeur : Le fait d’aider sa mère est une action « concrète » CAD qui s’accompagne d’effets immédiats.
Le fait d’aider la résistance est une action « ambiguë », dont les effets sont plus difficilement mesurables.

(On notera que Sartre s’est retrouvé pendant la guerre devant un dilemme semblable :
a) soit continuer à écrire et à faire des romans
b) Soit s’engager dans la résistance.
Sartre a voulu s’engager activement mais on a eu peur qu’il parle sous la torture. Il a donc participe à la résistance en tant qu’écrivain.)

Que veut montrer Sartre par cet exemple ?
L’élève fait l’expérience de la liberté. Faisant l’expérience de la liberté, il fait également l’expérience de l’angoisse. CAD qu’il est pleinement responsable de son existence.

La valeur de telle ou telle solution proviendra uniquement de son choix.
Or l’élève parce qu’il éprouve cette angoisse va voir son professeur.
Et ici il y a un danger.

Ce danger c’est le danger de la mauvaise foi. En effet cet élève attend peut être que le professeur lui indique la voie à suivre. CAD le dégage de cette responsabilité. Mais ce faisant il demande à ne plus être libre.

IL « suivra » les ordres du professeur comme certains suivent les ordres du prêtre ou du führer, du guide.
Ainsi Sartre va laisser l’élève face à son choix. Qu’est-ce donc que la mauvaise foi ? C’est le fait pour la liberté de se « nier elle-même ». Selon Sartre il y a deux attitudes inauthentiques qui mettent la liberté en danger :


1)La réification 
 Nier la liberté d’autrui.
Transformer un sujet libre en objet. 
Mettre une « étiquette » sur quelqu’un. 
Exemple : le regard.
Par son regard, autrui peut « fixer » mes
possibilités et m’enlever ma liberté
Le racisme est une réification (Cf. réflexions sur
la question juive).
2) la mauvaise foi

C’est le fait de nier sa propre liberté.
C’est la liberté se niant elle-même.
Se trouver de « bonnes » excuses.
 Exemple : L’élève qui accuse les circonstances du travail qu’il n’a pas fait.
Ici le fait pour l’élève de nier sa responsabilité dans la décision qu’il va prendre.


Or dans sa réponse, Sartre évite ces deux conduites inauthentiques :
Il évite la réification (qui consisterait par exemple à dire que l’élève n’est pas un être libre,  qu'il est ignorant, jeune etc.).
Ce faisant, Sartre permet à l’élève d’éviter la conduite de mauvaise foi (il aurait pu accuser Sartre de l’avoir « pousse » à choisir). Le professeur « force » l’élève à être libre en le mettant face à ses responsabilités. L’élève doit comprendre que nous sommes « condamnes à être libres ».

Conclusion : A la fin du passage Sartre montre l’inefficacité des systèmes moraux.

En effet les hommes vont se réfugier derrière des systèmes de moralité en disant : « Je suis chrétien » ou je suis kantien, comme si cela les dispensait de choisir. Derrière la philosophie morale il peut y avoir de la mauvaise foi et une forme de conformisme rassurant.

Or Selon Sartre, vous n’échappez pas à votre condition d’être libre.

Par exemple : Si vous dites que vous êtes chrétiens.
Alors vous avez une règle morale : Aime ton prochain comme toi-même.
Mais dans le cas de notre élève, on peut se demander qui est le prochain.
S’agit-il de ma mère ?
S’agit-il du camarade combattant ?
Donc la morale chrétienne ne nous est pas d’un grand secours.


De même si l’élève est kantien.
Que dira-t-il ?
Il faut traiter les autres comme des fins et non comme des moyens.
Mais là encore : Si je reste auprès de ma mère et que je demande à mes camarades résistants de m’apporter des vivres pour elle, je vais les traiter comme des moyens et ma mère comme une fin. Ce n’est pas acceptable.

Inversement, si je prends les résistants comme fins, je serai peut-être amené à demander à ma mère de l’argent pour m’acheter des armes, des vêtements. Ainsi c’est l’inverse, c’est-elle qui deviendra un moyen me permettant d’être un bon résistant. Ce n’est pas non plus acceptable.

Que voit-on ? C’est qu’aucune morale « inscrite » ne peut m’enlever le poids de ma responsabilité. Aucune morale, chrétienne ou kantienne, ne peut vous dire ce que vous devez faire. Car ce serait contradictoire avec le projet de la morale qui est de vous reconnaître comme des sujets libres.

C’est sans doute la raison pour laquelle Sartre a toujours hésité face à la rédaction d’un livre de Morale. On lui a parfois fait le reproche de ne pas l’avoir écrit. Il peut être dangereux d’écrire un livre sur la morale car le lecteur a tendance à attendre des « recettes » pratiques ou des conseils qui le dispensent de choisir.

Cependant dans ses notes, on a trouvé des documents réunis sous le titre « Cahiers pour une morale » dans lesquels Sartre réfléchit aux problèmes de l’éthique et de la liberté.

Thursday 23 April 2015

Rousseau : La morale repose sur le sentiment et la pitié

La pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir ; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix ; c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation.

Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité.

Tuesday 21 April 2015

John Rawls : L'Etat juste n'est pas nécessairement égalitaire

« 1 – Chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat de
libertés et de droits de base égaux pour tous, compatible avec le même système
pour tous.

2 – Les inégalités sociales et économiques doivent remplir deux conditions : a)
en premier lieu, elles doivent être attachées à des fonctions et des positions
ouvertes à tous dans des conditions de juste égalité des chances ; et, b) en
second lieu, elles doivent être au plus grand avantage des membres les plus
défavorisés de la société ».

Monday 20 April 2015

Tocqueville : la démocratie peut engendrer un nouveau despotisme

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il
ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-la s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?
C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. De la
Démocratie en Amérique, vol II 1840

Sunday 12 April 2015

Pascal : Les lois expriment la force plus que la justice

Justice, force.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

 La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.

 La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

 La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste.

 Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.


Pascal, Pensees.

Socrate. Il est juste d'obéir aux lois. Prosopopée des Lois.

SOCRATE. Voyons si de cette façon tu l'entendras mieux. Au moment de nous enfuir, ou comme il te plaira d’appeler notre sortie, si les Lois et la République elle-même venaient se présenter devant nous et nous disaient : « Socrate, que vas-tu faire? L’action que tu prépares ne tend-elle pas à renverser, autant qu'il est en toi, et nous et l'état tout entier? car, quel état peut subsister, où les jugements rendus n'ont aucune force, et sont foulés aux pieds, par les particuliers? » que pourrions-nous répondre, Criton, à ce reproche à beaucoup d'autres semblables qu’on pourrait nous faire? car que n’aurait-on pas à dire, et surtout un orateur, sur cette infraction à la loi, qui ordonne que les jugements rendus seront exécutés? Répondrons-nous que la République nous a fait injustice, et qu'elle n'a pas bien jugé? Est-ce là ce que nous répondrons?
CRITON. Oui, sans doute, Socrate, nous le dirons.
SOCRATE. Et les lois que diront-elles? « Socrate, est-ce de cela que nous sommes convenus ensemble, ou de te soumettre aux jugements rendus par la Cité? » Et si nous paraissions surpris de ce langage, elles nous diraient peut-être : « Ne t'étonne pas, Socrate; mais réponds-nous puisque tu as coutume de procéder par questions et par réponses. Dis; quel sujet de plaintes as-tu donc contre nous et la Cité, pour entreprendre de nous détruire? N'est-ce pas nous à qui d'abord tu dois la vie? N'est-ce pas sous nos auspices que ton père prit pour compagne celle qui t'a donné le jour? Parle; sont-ce les lois relatives aux mariages qui te paraissent mauvaises? - Non pas, dirais-je. - Ou celles qui président à l'éducation, et suivant lesquelles tu as été élevé toi-même? Ont-elles mal fait de prescrire à ton père de t'instruire dans les exercices de l'esprit et dans ceux du corps? - Elles ont très bien fait. – Eh bien ! Si tu nous dois la naissance et l’éducation, peux-tu nier que tu sois notre enfant et notre serviteur, toi et ceux dont tu descends? Et s’il en est ainsi, crois-tu avoir des droits égaux aux nôtres, et qu'il te soit permis de nous rendre tout ce que nous pourrions te faire souffrir? Eh quoi! À l'égard d'un père; où d'un maître si tu en avais un, tu n’aurais pas le droit de lui faire ce qu'il te ferait; de lui tenir des discours offensants, s'il t'injuriait; de le frapper, s'il te frappait, ni rien de semblable; et tu aurais ce droit envers les lois et la patrie ! Et si nous avions prononcé ta mort, croyant qu'elle est juste, tu entreprendrais de nous détruire! Et, en agissant ainsi, tu croiras bien faire, toi qui as réellement consacré ta vie à l'étude de la vertu! Ou ta sagesse va-t-elle jusqu'à ne pas savoir que la patrie a plus droit à nos respects et à nos hommages, qu'elle est et plus auguste et plus sainte devant les dieux et les hommes sages, qu'un père, qu'une mère et tous les aïeux; qu'il faut respecter la patrie dans sa colère, avoir pour elle plus de soumission et d'égards que pour un père, la ramener par la persuasion: Ou obéir à ses ordres, souffrir, sans murmurer, tout ce qu'elle commande de souffrir! fût-ce ; d'être battu, ou chargé, de chaînes; que, si elle nous envoie à la guerre pour y être blessés ou tués, il faut y aller; que le devoir est là; et qu'il n'est permis ni de reculer, ni de lâcher pied, ni de quitter son poste; que, sur le champ de bataille, et devant le tribunal : et partout, il faut faire ce que veut la Cité, ou employer auprès d'elle les moyens de persuasion que la loi accorde ; qu'enfin si c'est une impiété de faire violence à un père et à une mère c’en est une bien plus grande de faire violence à la patrie? » Que répondrons-nous à cela, Criton? Reconnaîtrons-nous que les Lois disent la vérité ?

Platon, Criton 50 c

Calliclès : il est injuste d'obéir aux lois

« Or, le plus souvent, la nature et la loi s’opposent l’une à l’autre…
Mais, selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou les blâmes ; et, pour effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux, j’imagine qu’ils se contentent d’être sur le pied de l’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux. »

Discours de Calliclès in Platon, Gorgias

Spinoza : le droit de nature s'étend aussi loin que notre puissance ou conatus


"Par droit ou loi d'institution de la Nature, je désigne les règles de la nature de chaque type réel, suivant lesquelles nous concevons chacun d'entre eux comme naturellement déterminé à exister et à agir d'une certaine manière. Par exemple, les poissons sont déterminés, de par leur nature, à nager et les plus gros à manger les petits; en conséquence, les poissons sont maîtres de l'eau et les plus gros mangent les petits, d'après un droit naturel souverain".

Spinoza , Traité Théologique et Politique, Chapitre 16 

Tuesday 7 April 2015

Spinoza . La fin de l'Etat est la liberté

"Des fondements de l'État tels que nous les avons expliqués plus haut, il ressort avec la plus grande évidence que sa fin dernière n'est pas de dominer ni de tenir les hommes par la crainte, ni de les soumettre au droit d'un autre ; mais au contraire sa fin est de libérer chaque homme de la crainte, afin qu'il vive, autant que faire se peut, en sécurité, c'est-à-dire qu'il conserve le mieux possible son droit naturel à exister et à agir, sans danger pour lui et autrui. Non, dis-je, la fin de l'État n'est pas de transformer les hommes, êtres raisonnables, en bêtes ou en automates, mais au contraire de faire en sorte que leur esprit et leur corps accomplissent sans danger leurs fonctions, qu'eux-mêmes usent de leur libre Raison, qu'ils ne s'opposent pas par la haine, la colère ou la ruse, et se supportent mutuellement dans un esprit de justice. La fin de l'Etat est donc en réalité la liberté. En outre, nous avons vu que pour former l'État, une seule chose était nécessaire : que tout le pouvoir de décider soit entre les mains, ou bien de toute la collectivité, ou de quelques-uns, ou d'un seul. En effet, comme le libre jugement des hommes est tout à fait divers et que chacun pense à lui seul tout savoir, et qu'il est impossible que tous pensent également la même chose, et parlent d'une seule voix, ils ne pourraient vivre en paix si chacun n'avait pas renoncé au droit d'agir selon le seul décret de sa pensée. C'est donc seulement au droit d'agir selon son propre décret que l'individu â renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par suite personne ne peut, sans danger pour le droit du pouvoir souverain, agir à l'encontre du décret de celui-ci, mais il peut totalement penser et juger, et par conséquent aussi s'exprimer, à condition cependant qu'il se contente de parler et d'enseigner, et de défendre son opinion par la seule Raison, sans introduire par la ruse, la colère et la haine, quelque mesure contraire à l'État qui ne ressortirait que de l'autorité de son propre vouloir. Par exemple, si un citoyen montre qu'une loi contredit la saine Raison et pour cela estime qu'il faut l'abroger ; si, en même temps, il soumet son avis au jugement du pouvoir souverain à qui seul appartient le droit de fonder et d'abroger les lois, et s'il ne fait rien pendant ce temps de contraire à ce que prescrit cette loi, il mérite bien de l'État, et se comporte comme le meilleur des citoyens. Mais si, par contre, il agit ainsi pour faire accuser le magistrat d'injustice, et le rendre odieux à la foule, ou s'il s'efforce séditieusement d'abroger cette loi contre _ le gré du magistrat, il est assurément un perturbateur et un rebelle.
Nous voyons donc de quelle façon chacun peut dire et enseigner ce qu'il pense sans danger pour le droit et l'autorité du pouvoir souverain, c'est-à-dire sans danger pour la paix de l'État : i1 lui suffit de laisser au pouvoir souverain le soin de décréter sur toutes les décisions à prendre, et de ne rien faire contre ce décret, même si souvent il doit agir à l'encontre de ce qu'il juge et pense ouvertement bon. Voilà donc ce qu'il peut faire sans danger pour la justice et les valeurs sacrées".

Spinoza Traité théologico-politique , Livre XX

Rousseau : On ne peut fonder le droit et l'Etat sur la force

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir? Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias
inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit.
Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse? S’il faut obéir par force, on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire : cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu’il se sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je I’avoue; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin? Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner? Car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours »


Rousseau. Le Contrat Social. Livre I. §III

Max Weber : l'Etat est défini par la violence légitime




"S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’ « anarchie »(1). La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État - cela ne fait aucun doute -, mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers - à commencer par la parentèle(2) - ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé- la notion de territoire étant une de ses caractéristiques -, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime"


(1) au sens “propre” ou étymologique : où il n’y a pas de pouvoir.


(2) Famille au sens élargie, ensemble des parents.


Max Weber, Le Savant et le politique ( 1919), trad. J. Freund, E. Fleischmann et É. de Dampierre, Éd. Plon, coll. 10/18, p. 124.

Hobbes : le contrat social est un contrat de soumission

La cause finale, le but, le dessein, que poursuivirent les hommes, eux qui par nature aiment la liberté‚ et l'empire exercé‚ sur autrui, lorsqu'ils se sont imposé‚ des restrictions au sein desquelles on les voit vivre dans les Républiques, c'est le souci de pourvoir à leur propre préservation et de vivre plus heureusement par ce moyen: autrement dit, de s'arracher à ce misérable état de guerre qui est, je l'ai montré, la conséquence nécessaire des passions naturelles des hommes, quand il n'existe pas de pouvoir visible pour les tenir en respect, et de les lier, par la crainte des châtiments, tant à l'exécution de leurs conventions qu'à l'observation des lois de nature.
La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l'attaque des étrangers, et des torts qu'ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c'est de confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, ou à une
seule assemblée qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité‚ en une seule volonté‚. Cela revient à dire: désigner un homme, ou une assemblé‚ pour assumer leur personnalité‚ et que chacun s'avoue et se reconnaisse comme l'auteur de tout ce qu'aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité‚ commune, celui qui a ainsi assumé‚ leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté‚ et son jugement à la volonté‚ et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde: il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passe de telle sorte que c'est comme si chacun disait à chacun: j'autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, ta multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une REPUBLIQUE, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LEVIATHAN, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection.

T. Hobbe, Léviathan, Philosophie politique, Ed. Sirey, 1971.

Saturday 4 April 2015

Kant : l'homme est caractérisé par une "insociable sociabilité"

J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes,
c'est-à-dire leur penchant à entrer en société, penchant lié toutefois à une
répulsion générale à le faire, qui menace constamment de dissoudre cette
société. Une telle disposition est très manifeste dans la nature humaine.
L'homme possède une inclination à s'associer parce que, dans un tel état, il se
sent davantage homme, c'est-à-dire qu'il sent le développement de ses
dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer
(s'isoler) : en effet il trouve en même temps en lui ce caractère insociable qui
le pousse à vouloir tout régler à sa guise ; par suite il s'attend à rencontrer
des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait lui-même enclin de son côté
à résister aux autres.



Or, c'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte
à vaincre son penchant à la paresse et, sous l'impulsion de l'ambition, de la
soif de dominer ou de la cupidité à se frayer une place parmi ses compagnons
qu'il ne peut souffrir mais dont il ne peut se passer. Or c'est là que
s'effectuent les premiers pas qui conduisent de la rudesse à la culture laquelle
réside à proprement parler dans la valeur sociale de l'homme. C'est alors que se
développent peu à peu tous les talents, que se forme le goût et que, par le
progrès continu des Lumières, commence à s'établir un mode de pensée qui peut,
avec le temps, transformer la grossière disposition au discernement moral en
principe pratique déterminé et, finalement, convertir l'accord pathologiquement
extorqué pour l'établissement d'une société en un tout moral (...)"


Kant Quatrième Proposition. Idée d'une histoire universelle au point de vue
cosmopolitique.1784.

Hobbes : A l'état de nature, pas d'ordre mais une guerre perpétuelle

« On constate ici que, aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun pour les maintenir tous dans la crainte, ils se trouvent dans l'état qu'on appelle guerre ; et qu'aussi cela se tient en une guerre de tous les hommes contre tous les hommes […]. Dans une telle situation il n'y a pas de place pour une activité humaine; car les fruits qu'il pourrait récolter, sont incertains: et par conséquent, il n'y a là aucune économie rurale, aucune navigation, aucune utilisation des objets de luxe qui doivent être introduits de l'extérieur; pas de bâtiments commodes; pas de machines, avec lesquelles de plus grands frets peuvent être déplacés; pas de savoir sur la forme de la terre; pas d'historiographie ; pas d'inventions humaines; pas de sciences; pas de société, et le pire, une crainte continuelle et le danger de mort violente; et l'homme mène une existence solitaire, misérable, difficile, sauvage et brève. »

Hobbes. Leviathan. Leviathan (1651), première partie, chapitre 13, §621

Aristote : l'homme est un animal politique

« La cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, et (...)
l'homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité,
naturellement et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé ou
au-dessus de l'humanité. Il est comparable à l'homme traité ignominieusement par
Homère de : Sans famille, sans loi, sans foyer, car, en même temps que
naturellement apatride, il est aussi un brandon de discorde, et on peut le
comparer à une pièce isolée au jeu de trictrac.
Mais que l'homme soit un animal politique à un plus haut degré qu'une abeille
quelconque ou tout autre animal vivant à l'état grégaire, cela est évident. La
nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l'homme seul de tous les
animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu'à indiquer la joie
et la peine, et appartient aux animaux également (car leur nature va jusqu'à
éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns
aux autres), le discours sert à exprimer l'utile et le nuisible, et, par suite
aussi, le juste et l'injuste ; car c'est le caractère propre à l'homme par
rapport aux autres animaux, d'être le seul à avoir le sentiment du bien et du
mal, du juste et de l'injuste, et des autres notions morales, et c'est la
communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité ».



ARISTOTE. (330 av. J-C.) La Politique. I, 2.

Machiavel : Le Prince peut mentir et ne pas tenir sa promesse.

Chapitre XVIII Comment les princes doivent tenir leur parole.
Chacun comprend combien il est louable pour un prince d'être fidèle à sa parole et d'agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l'emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite. On peut combattre de deux manières: ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l'homme, la seconde est celle des bêtes; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l'autre: il faut donc qu'un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. C'est ce que les anciens écrivains ont enseigné allégoriquement, en racontant qu'Achille et plusieurs autres héros de l'Antiquité avaient été confiés au centaure Chiron, pour qu'il les nourrît et les élevât. Par là, en effet, et par cet instituteur moitié homme et moitié bête, ils ont voulu signifier qu'un prince doit avoir en quelque sorte ces deux natures, et que l'une a besoin d'être soutenue par l'autre. Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d'être tout à la fois renard et lion: car, s'il n'est que lion, il n'apercevra point les pièges; s'il n'est que renard, il ne se défendra point contre les loups; et il a également besoin d'être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles. Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus: tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien; mais comme ils sont méchants, et qu'assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous tenir la vôtre? Et d'ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l'inexécution de ce qu'il a promis? À ce propos on peut citer une infinité d'exemples modernes, et alléguer un très grand nombre de traités de paix, d'accords de toute espèce devenus vains et inutiles par l'infidélité des princes qui les avaient conclus. On peut faire voir que ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré. Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c'est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l'art et de simuler et de dissimuler. Les hommes sont si aveuglés, si entraînés par le besoin du moment, qu'un trompeur trouve toujours quelqu'un qui se laisse tromper. Parmi les exemples récents, il en est un que je ne veux point passer sous silence. Alexandre VI ne fit jamais que tromper; il ne pensait pas à autre chose, et il en eut toujours l'occasion et le moyen. Il n'y eut jamais d'homme qui affirmât une chose avec plus d'assurance, qui appuyât sa parole sur plus de serments, et qui les tint avec moins de scrupule: ses tromperies cependant lui réussirent toujours, parce qu'il en connaissait parfaitement l'art.